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mercredi 6 février 2013

Règlement de contes


Ruth B. Bottigheimer, Fairy Tales. A New History, State University of New York Press, 2009.

En attendant le mot du jour de Clémentine, je viens à mon tour vous causer universitaire... Je crois bien que c’est mon premier compte-rendu de lecture ici, mais la matière en vaut vraiment la chandelle, et, au vu de la proportion d’amoureux de littérature jeunesse qui traînent dans le coin (coin), je pense qu’il peut être utile de jeter ce pavé dans ma wonder-mare-à-moi. Car l’essai de Ruth B. Bottigheimer est, me semble-t-il, l’un des plus importants publiés ces dernières années et condense une foule de remarques rencontrées ci et là au cours de lectures pour ma thèse (qui avance doucement, très doucement, mais sans doute aussi très surement, hum).

Donc.

L’ouvrage de Bottigheimer se présente comme une enquête archéologique dans l’histoire des contes de fée. Elle commence par définir trois types de contes :

- Les contes folkloriques (Folk Tales) aux protagonistes issus de milieux populaires et qui se terminent souvent mal, ou par un retour aux conditions premières. Ce sera par exemple le conte des Souhaits ridicules.

- Les contes sur le monde féerique (Tales about Fairies and Fairyland) posent deux mondes parallèles et offrent une fin ouverte. C’est le cas par exemple du conte de Mélusine, et de nombre de contes celtiques.

- Les contes de fées proprement dits (Fairy Tales) finissent forcément bien et se déroulent dans un monde qui ressemble au nôtre mais qui est gouverné par ses propres lois (les loups parlent sans que cela n’étonne personne et les ânes crottent de l’or, entre autres).

Bottigheimer montre comment les éditions des Grimm ont brouillé ces différents genres. D’une part par la traduction de Kinder- und Hausmärchen (Les contes de l’enfance et du foyer), souvent appelés simplement « contes de fées », puis dans la composition même (le premier volume contient la plupart des contes de fées célèbres aujourd’hui tandis que le second regroupe essentiellement des contes folkloriques), et ensuite, par un travail délibéré d’effacement des sources. En effet, l’essai montre de manière assez édifiante comment l’identité des conteuses de Grimm (des jeunes filles de la bourgeoisie de Cassel) a progressivement été remplacée par des mentions d’origines géographiques, puis éclipsées par la figure de « La vieille Marie », une sorte de conteuse type en fichu, mais qui serait en réalité la sœur aînée de l’une de ces familles bourgeoises que fréquentaient les Grimm, les Hassenpflug.

Bottigheimer replace cet effacement dans le contexte idéologique qui était celui de l’époque : quête de fondations de la germanité + haine de l’envahisseur napoléonien qui excluait tout à fait (consciemment ou non) de rendre à Perrault ce qui appartenait à Perrault, sans même parler des excentriques italiens (Oh mein Gott). L’évolution des préfaces marque là encore, le gommage de la question, les frères Grimm préférant mettre en avant la vision romantique de contes « purs », portés par le monde paysan, et non contaminés par les aléas de l’histoire et les perversités de la modernité.

Tout cela était dans l’air du temps, et se justifie assez aisément. Ce qui s’explique moins, c’est que cette vision reste encore aujourd’hui la plus répandue et soit outil, plutôt qu’objet, d’étude. C’est qu’un amalgame s’est créé autour des contes et de l’enfance, pour en faire une sorte de représentation de l’enfance de l’humanité justifiant alors des analyses anthropologiques ou psychanalytiques. Le mythe du conte (au sens barthien du terme) est aujourd’hui si fort qu’il est très difficile de le remettre en cause, ou même de prendre du recul. L’enquête de Bottigheimer le fait avec beaucoup de méthode et met en lumière l’histoire livresque du conte de fée. Elle creuse la bête, déterre les influences, passe des Grimm, à Perrault, à Basile, à Straparola, et place entre les mains de ce dernier la responsabilité de l’invention du conte moderne, celui du Rise Fairy Tale, le "conte d’élévation" dont Cendrillon ou Le Chat Botté sont devenus au fil des siècles les meilleurs représentants. Un type de conte qui célèbre la notion centrale de notre modernité : l’individu. Pour le meilleur et pour le pire ;-)

Allez, un regret dans tout, ça : qu’il n’existe pas en français. J’espère qu’un gentil éditeur va vite nous réparer ça. Merci de m’avoir lue, et merci de n’envoyer des pierres que sous forme de commentaires.

Belle journée à tous !

4 commentaires:

Clémentine Beauvais a dit…

Ca a l'air passionnant en effet. Comment penses-tu l'intégrer à ta thèse? Et en ce qu'elle dit là, est-elle différente de Jack Zipes quant à sa conception du conte? (vraie question hein, je ne m'y connais pas beaucoup en contes)

Alice Brière-Haquet a dit…

Zipes est plus dans une vision sociologique du conte, il s’intéresse moins a leurs origines qu'a leur utilisation, voir ce que les sociétés en font. J'aime beaucoup ces travaux, et je pense que ça se complète plus que ça ne se contredit... même s'il se fait parfois traiter de folkloriste. Étudier la textualité des contes, oui, mais pas pour le disséquer comme n'importe quel bout de texte. Le mythe du conte, s'il est bien un mythe, n'en reste pas moins un mythe passionnant qui a des tas de trucs a nous apprendre sur nous.

Pour ma thèse, cela chamboule un peu toutes mes intuitions de départ (complètement mytho, elles aussi), mais en posent de nouvelles tout aussi intéressantes et bien plus scientifiques. Donc ça me va ;-)



Anonyme a dit…

very interesting indeed!
bon, tant qu'elle ne dit pas que en fait c'est bien Homère qui a inventé l'Iliade et l'Odyssée aussi, je la crois ^-^
(C'est sûr que il y a quelque chose de fascinant à imaginer une littérature sans auteur, qui nait presque par génération spontanée dans la nuit des temps, se transmets d'âge en âge... c'est très baba cool et communautaire)

Alice Brière-Haquet a dit…

Carrément. Les babas cool sont les petits-fils des romantiques ;-)